le 22/01/2011 - JP BOCQUET |
Au fil des jours…
Samedi 22 janvier
2011. Le débat est relancé, la question à nouveau
dans les colonnes de l’édition de ce jour de mon quotidien régional
: Internet est-il la meilleure ou la pire des choses ?
On peut effectivement penser que
sans Facebook et autres Twitters, la Révolution du Jasmin, en germe
dans des conditions socio-économiques et symboliques étrangères
à la technologie Internet et au phénomène des réseaux
sociaux, n’aurait pas dépassé le stade d’un rendez-vous manqué
entre un peuple et la démocratie.
En France, autour de nous, les
conservateurs de tout poil, fustigent pourtant Internet et Facebook, au
nom des dérives inquiétantes de l’outil et des conséquences
désastreuses qu’il aurait pour la santé mentale et la vie
collective. Ils réclament bec et ongles des dispositifs, des décrets,
des lois pour « encadrer » le phénomène. Ils
pensent en réalité à sauvegarder leurs privilèges
que le phénomène menace. Ils rêvent d’empiler les limitations
et les contrôles en tours de surveillance, en nouveaux miradors,
de rétablir le règne du mythique Panoptès. Surveiller
et punir, comme disait Michel Foucault, surveiller et punir dans la crainte
et l’obsession que ne survienne ici ou là, imprévu, un miracle
analogue à celui de la Révolution du jasmin.
Les pouvoirs en place entendent
toujours maîtriser l’info et, peu ou prou, la transformer en outil
de propagande au service de leur logique. L’ignorance et l’obéissance
passive de ceux qu’ils régentent les arrange. Analphabète,
le peuple gobe plus facilement toutes les Légendes dorées,
les images d’Épinal, les versions édulcorées de la
Bible, les mensonges mégalomanes de tous les barons de Thunder-
ten- Tronckh, tantôt petits coqs de village ou tyranneaux du terroir,
tantôt duces patentés.
À l’époque de la
galaxie Gutenberg, les potentats avaient bien flairé l’horrible
danger de la lecture et censuraient, brûlaient en place publique
et anathémisaient tous les écrits qu’ils jugeaient séditieux.
Ils torturaient et brûlaient aussi leurs auteurs dès qu’ils
le pouvaient. Cette envie totalitaire perdure, des goulags aux vindictes.
On peut aussi censurer en empêchant la parution, la diffusion, la
publicité, par des barrières financières ou autres.
Internet et Facebook ont fait sauter ces verrous.
Mais les potentats de la galaxie
Gutenberg n’ont pu empêcher les libelles et les pamphlets de circuler
sous le manteau, d’être édités à l’étranger,
lus et commentés dans les salons et ailleurs, de saper peu à
peu les collusions tacites. D’où 1789.
Les potentats de la galaxie Marconi
n’ont jamais empêché les Français de parler aux Français
et d’organiser les réseaux de la Résistance contre l’oppresseur
nazi et ses collaborateurs zélés. D’où la Libération.
Les potentats de la galaxie Facebook
peuvent bien contrôler la presse, la télé, la téléphonie,
etc., ils n’ont pu empêcher l’insurrection électronique d’un
élan partagé qui a déboulonné en moins de deux
la statue d’un colosse aux pieds d’argile. D’où la Révolution
du jasmin. Évidemment, dans chaque cas l’essentiel est à
construire après, dans la persévérance et la vigilance,
dans la lucidité et le courage. Les récupérateurs
et les charognards sont toujours à l’affût.
À ceux qui font à
juste titre remarquer qu’Internet est impuissant contre l’habileté
des dirigeants chinois à maintenir leur peuple sous le joug d’un
régime liberticide, on rétorquera qu’il y a peu encore, personne
ne soupçonnait ce qui s’est opéré en Tunisie. Quelles
que soient les oppressions qui le contraignent, tout homme conserve au
fond de lui la pure capacité de commencer. Et pour citer à
nouveau Hannah Arendt, « c’est même une attitude réaliste
que de s’attendre à ce qui ne peut être prévu et prédit,
de se préparer à des miracles dans le domaine politique ».
Voltaire n’a ni prévu ni
prédit la Révolution de 1789. Il ne la souhaitait même
pas. Il ridiculisait simplement les autorités usurpées au
nom des Lumières de l’esprit critique et de la raison.
N’empêche que vingt ans après
la parution de son Candide, qu’il qualifiait lui-même de «
coïonnerie », la Révolution française éclatait.
On le célèbre depuis,
en partie à tort, comme l’un des pères de cette révolution.
On le célèbre malgré ses attaques récurrentes
contre les Juifs qu’il accusait d’obscurantisme. On le célèbre
surtout parce que, comme Céline, il fut d’abord un homme à
style. La différence – mais elle est de taille – c’est que Voltaire
ne fut pas antisémite. Qu’on eût aimé que Céline,
qui a haussé au rang de langue littéraire la langue des victimes
de l’abomination de 14-18 dans Voyage au bout de la nuit, ait écrit
avec autant de virtuosité pour plaider la dignité des Juifs
au moment où se profilaient les pogroms, les camps et les holocaustes
dans la complaisance, l’indifférence ou la résignation générales.
Il fit l’inverse, prétextant trop facilement qu’il n’était
qu’un homme à style, pas à idées. Ce fut sa part d’ombre,
sa sinistre part d’ombre…
Pour en revenir à Internet,
ce n’est évidemment pas la panacée, la manne de Dieu envoyée
dans le désert à ceux qui ont faim et qui ont soif. Comme
la langue d’Ésope, il est à la fois la meilleure et la pire
des choses en fonction de l’usage que l’on en fait.
Il peut être un instrument
de domination et de manipulation, d’extinction de la pensée et de
l’esprit critique, un moyen d’emprise des formes nouvelles de totalitarisme.
Il m’ouvre au monde et à l’autre et m’a permis d’échanger
avec des partisans de la Révolution du jasmin dont j’ignorerais
jusqu’à l’existence sans Facebook. Il m’atomise aussi, dans le risque
d’un lien exclusif et virtuel avec la lucarne et dans l’oubli de l’existence
de mes voisins. Il véhicule aussi bien le faux que le vrai, la folie
que la sagesse, l’abrutissement que l’émancipation, la loi du marché
que la défense du consommateur, etc.
On le sait depuis le nazisme :
la parole, le texte et l’image peuvent mentir. Internet peut donc remarquablement
mentir, séduire, emmener dans des dérives et des chemins
obliques, insidieusement mais plus efficacement que tout le reste avilir
et tuer.
Que l’idéologie du commerce
conquérant s’en serve, il fallait s’en douter. Si l’institution
scolaire n’éveille pas suffisamment à l’esprit critique et
à la maîtrise intellectuelle de l’outil, l’outil n’y est pour
rien. Mais quand des utilisateurs pourvus d’esprit critique utilisent l’outil
en tablant sur les faiblesses de leurs destinataires, c’est plus inquiétant.
S’abaisser à la pornographie ou aux propos orduriers en permanence
par cynisme et flatterie malsaine des pulsions les plus bestiales révèle
à la fois leur malhonnêteté intellectuelle et leur
irresponsabilité. À les lire, on se demande parfois où
leur style va se nicher.
Oui, Internet peut tuer à
distance, par mégarde ou sciemment. Oui, Internet en général
et Facebook en particulier peuvent accroître nos servitudes. Mais
les pires servitudes, ce sont les servitudes volontaires. Facebook peut
aussi contribuer dans ce cas aux dépoussiérages salutaires
!
Et s’il s’agit pour Facebook de
tuer les régimes oppressants, les dictatures du corps et de l’esprit,
de pénétrer au cœur des citadelles du silence et de la complaisance
pour les ébranler, risquons alors une comparaison téméraire
et disons du facebookien ce que Saint-John Perse disait du poète
au banquet Nobel en 1960 : « Et c’est assez pour le [facebookien]
d’être la mauvaise conscience de son temps. »
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Jean-Pierre
BOCQUET
Professeur
de Lettres retraité
Conseiller
municipal
13
allée des églantiers 59229 TETEGHEM
jpbocquet@aliceadsl.fr
Tel:
03 28 26 17 23 - Portable : 06 22 15 88 96
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