Mardi 8 février 2011. Il y a quelques jours, notre actuel ministre de l’Éducation nationale, Luc Chatel, venait nous informer d’une grande innovation pédagogique, le retour en force du calcul mental à l’École. On connaissait jusqu’à présent le quart d’heure de la récré, le quart d’heure dunkerquois ou autre, mais tout cela est dépassé depuis l’invention du quart d’heure dudit calcul mental.
Les anciens de l’École de la République se souviennent avec émotion de leur blouse grise, de l’ardoise de couleur à peu près identique, de la craie, du chiffon et de l’éponge, des chiffres hasardeux griffonnés en urgence sous le regard vigilant et l’autorité rayonnante de l’instituteur ou de l’institutrice, ces hussards noirs de l’émancipation intellectuelle du peuple. C’est ainsi qu’on apprenait à compter, à connaître ses droits et son dû, à déjouer les ruses de l’escroc local et autres esprits mercantiles.
Et puis des hordes malfaisantes d’impuiscience ont sapé les fondamentaux. Plus de dictée, plus de calcul mental, plus de lecture, plus de rédaction. Gare aux enseignants récalcitrants qui résisteraient au grand chambardement ! Ce nouveau clergé  éducatif s’empressait pourtant de placer sa propre progéniture dans les établissements préservés, ceux où se maintenaient les méthodes éprouvées, efficaces et formatrices…
À vrai dire, depuis quarante ans, le calcul mental a continué dans la clandestinité et notre ministre vient de le sortir des catacombes et de lui redonner l’onction pédagogique sacramentelle. Tant mieux.
D’autant plus qu’une telle mesure ne coûtant rien à l’État, Bercy l’encourage sûrement. Les vestales des comptes publics ont à ce point l’amour des chiffres qu’elles les vénèrent chez les puissants mais pincent les fesses dès qu’ils pourraient s’encanailler dans la besace des pauvres.
Reste la mise en œuvre pédagogique de l’opération. Philippe Meirieu se plaît à rappeler que la pédagogie n’est pas une science exacte (ce que croyaient les hordes malfaisantes susnommées) mais un art relationnel. « […] la manière de faire participer les élèves à l’aventure des savoirs doit être réinventée à chaque fois » tient-il à préciser. Philippe Meirieu dont on a souvent déformé, travesti, avili la pensée, soit pour l’accuser de tous les maux, soit pour détourner ses idées au profit de stratégies de domination. Promouvoir un citoyen qui ose penser par soi-même, une école qui unit et qui libère n’est jamais en odeur de sainteté, quel que soit le pouvoir en place. Luc Chatel essaiera donc d’être inventif sans Philippe Meirieu.
Il remplacera sans doute l’ardoise authentique, fragile et obsolète, par l’ardoise magique. Il confisquera les calculettes, dont l’utilisation maladroite est source d’erreurs insoupçonnées de ceux qui s’en servent sans savoir précisément calculer par eux-mêmes. Le calcul mental c’est du calcul mental nom d’une pipe !
Il écartera l’achat de bouliers. Cela ne ferait qu’accroître notre déficit commercial et ce serait un produit chinois de plus à importer. Il concédera la possibilité de préparer la veille les calculs demandés pour diminuer le nombre de résultats fautifs. Il ne pourrait pas supporter en effet que sa grande idée ne soit pas aussi un formidable succès.
Je reviens à Philippe Meirieu. J’aborde les finalités de l’opération calcul mental. Comme Philippe Meirieu, je crois que « les savoirs m’inscrivent dans l’histoire et m’évitent d’errer dans le monde en ressassant les mêmes obsessions. Les mathématiques m’aident à penser l’infini, la géographie à me repérer dans l’espace, la biologie à ne pas m’effrayer devant les mutations de mon corps et les événements de la nature… »
Et le calcul mental, à quoi aidera-t-il les élèves ? À calculer le nombre de postes d’enseignants supprimés par le ministère. Et sans doute à mesurer aussi les procédés de détournement en matière d’information…