le 04/02/2011 - JP BOCQUET |
Au fil des jours…
Vendredi 4 février
2011. Je reviens à nouveau sur l’Égypte et son vieux dictateur
(dans l’âge et la constance) Hosni Moubarak. Le sage raïs aime
tant son pays qu’il s’y sacrifiera jusqu’au bout, tel le pélican
du mythe. Du moins l’a-t-il prétendu en disant qu’il «
en avait assez d’être président et qu’il aimerait abandonner
le pouvoir maintenant, mais qu’il ne peut le faire de peur que le pays
ne sombre dans le chaos ». Quelle abnégation ! Et quelle hypocrisie
! On le pousse gentiment vers la porte et, bien entendu, quand elle s’ouvrira
vers une retraite dorée, il pourra partir la tête à
moitié haute, ayant à son avis sauvé les apparences
de l’honneur.
Imaginons un instant nos dirigeants
occidentaux confrontés à pareille crise, ou plus modestement
au marasme économique récurrent avec son cortège de
calamités. En auraient-ils assez d’être présidents
et rêveraient-ils d’abandonner le pouvoir ? Que nenni ! Ils s’accrocheraient
aux branches. Moubarak aussi s’accroche tout en disant le contraire, histoire
de gagner du temps, et dans un bel élan… diplomatique.
Il y a chez l’homme un tel appétit
de pouvoir, une telle fascination pour le pouvoir, une telle griserie à
l’exercer, qu’un pouvoir en place recule rarement devant les évidences
et les preuves de son désaveu. Copernic et Galilée, Olympe
de Gouges, Jean Jaurès et Martin Luther King ont payé de
leur vie leur audace à dénoncer la machine à décerveler.
Et combien d’autres, anonymes et dans l’indifférence générale
! C’est que, comme l’écrivait Condorcet – qui savait de quoi il
parlait-, « tout pouvoir […] est naturellement ennemi des lumières
» et « la vérité est donc à la fois l’ennemie
du pouvoir comme de ceux qui l’exercent » (Cinq Mémoires,
p.261). Aucun dirigeant n’a lu l’aphorisme de Stanislas Lec : « Sésame,
ouvre-toi ! Je voudrais sortir. » On leur souhaiterait pourtant ce
type de pensées échevelées.
Difficile de prédire ni
même de conjecturer comment évoluera la crise égyptienne.
J’avoue mon ignorance presque totale en la matière, j’en sais mille
fois moins que les spécialistes de la question qui en savent infiniment
moins que Dieu dans son omnipotente science infuse, mais Dieu s’est retiré
de sa création, tel le Dieu indifférent de Spinoza, condamné
pour avoir osé contester le dogme en la matière (Spinoza,
pas Dieu). J’ai trouvé mesurés, réfléchis et
avisés les propos de François Daguzan, rédacteur
en chef de la revue Maghreb-Machrek. Il me semble analyser avec justesse
les forces et les enjeux, les issues vraisemblables. Si la liberté
et la justice y gagnent sans d’inutiles effusions de sang, pourquoi pas
?
J’ai parcouru en touriste programmé
par son voyagiste une partie de l’Égypte voici quelques années,
docilement emmené sur les sites obligés d’une croisière
destinée à m’en mettre plein la vue et la pellicule, humecté
çà et là de pittoresque aseptisé. De Karnak
à Abou Simbel, on a tout mis en œuvre pour m’éviter les «
tristes tropiques ». Médinet Abou, Colosses de Memnon, El
Gourna, Hatchepsout, Edfou, Kom-Ombo, Temple de Philaë, etc. Il aurait
pourtant fallu être aveugle pour ne pas débusquer à
l’occasion la misère et la désespérance réelles.
J’avais rencontré bien avant, au début de l’ère Mitterrand,
un membre de l’ambassade de France, soucieux de commerce extérieur
et de valise diplomatique ; je côtoie depuis un ami qui a grandi
là-bas et qui ne désespère pas de ce grand peuple
qui a 6000 ans d’histoire et qui a toujours su se relever avec courage…
Je ne crois pas qu’il y ait deux
sortes d’humains, nous et les autres, les civilisés et les barbares,
les gentils et les méchants, les peuples policés et les hordes
tribales, les colons et les larbins, ceux qui ont une âme et ceux
qui n’en auraient pas. Je m’emploie à chaque instant à me
décrasser l’esprit de la mentalité coloniale que des années
d’éducation et d’inconscient collectif ont incrustée dans
toutes les fibres de ma cervelle. Et ce combat sur les pesanteurs sociologiques,
culturelles, idéologiques, socioéconomiques du milieu où
je baigne n’est jamais définitivement gagné. Gobineau sommeille
encore en nous, prêt à l’anthropométrie et à
l’excuse des atavismes, pour refuser toute autonomie à l’autre parce
qu’il ne serait qu’un sous-homme. Mais que penser alors de notre mode des
tatouages et des piercings ? Des ratonnades et des affrontements sanglants
de supporters dans les stades ? Des horreurs perpétrées par
nos tueurs en série ? Des sectes et des gourous ? Mœurs policées
ou comportements tribaux ? Commençons par balayer devant notre porte.
La barbarie de l’autre est depuis toujours un prétexte pour l’assujettir
et s’emparer de ses biens. Souvenons-nous des Conquistadors qui réduisaient
le cannibalisme des Tupinamba à une pure bestialité humaine
pour mieux les exterminer pendant qu’à Sancerre, en juillet 1573,
une guerre de religion entre chrétiens conduisait elle aussi à
une anthropophagie monstrueuse.
Quand un homme meurt assassiné,
peu m’importe qu’il soit chrétien ou musulman, athée ou croyant,
animiste ou bouddhiste, juif ou zoroastrien, je ne vois en lui que l’être
humain, mon indéfectible frère d’ici ou d’ailleurs. Et je
dénoncerai avec la même vigueur la mort dans l’indifférence
des chrétiens coptes que celle de musulmans ou d’opposants chinois.
Tous les hommes méritent ma compassion.
Reste la cause des Égyptiennes
et les mutilations sexuelles aux quelles les contraignent des coutumes
ancestrales. Malgré les lois d’interdiction de 1997, Moubarak n’a
guère fait régresser ces pratiques. Impuissance devant la
dimension symbolique de la coutume ou indifférence ? Hypocrisie
plus sûrement. Il s’est ainsi blanchi, donné bonne conscience
devant les exigences occidentales en matière de respect de
la dignité de la personne humaine. Des fillettes sont traumatisées
à vie par ces mutilations, physiquement et psychologiquement ; d’autres
en meurent dans l’indifférence générale. Un patient
travail d’éducation et de libération des mentalités
est à entreprendre à ce niveau. Moins l’Égypte vivra
cadenassée et confinée sur elle-même, plus il aura
de chances d’aboutir. Car la mutilation des corps s’accompagne toujours
d’une mutilation des esprits, totalement intériorisée et
doublement symbolique. Rappelons-nous les paroles de Jean Ferrat : «
Une femme honnête n’a pas de plaisir. » Parce qu’elle le dissimule
et souvent parce qu’elle n’est même plus capable d’en éprouver.
Je l’ai dit et écrit à
maintes reprises, je le redis, et je ne manquerai pas de le ressasser :
je revendique pour les femmes le droit de pouvoir librement disposer de
leur corps et de leur esprit, de s’épanouir librement et de vivre
dans le respect de leur personne et de leur dignité. Je salue toutes
les associations qui militent quotidiennement en ce sens. J’évoque
même dans mon roman Dunkerque sous le signe d’Othmane une association
belge de lutte contre les mutilations sexuelles et l’excision des femmes.
C’est aussi l’honneur de la littérature que de donner à penser
et d’inciter à se remettre en question.
Puisse l’épreuve douloureuse
que traversent les Égyptiens les engager dans ces voies et leur
apprendre « de la chute à l’essor, les douze mois de leur
visage » (Les Loyaux adversaires, René Char).
P.S. : Édouard Glissant vient
de décéder dans l’indifférence générale
et l’anonymat à l’âge de 82 ans. L’âge de Moubarak.
Tout juste quelques entrefilets de presse et quelques news. Cet écrivain
exemplaire à plus d’un titre méritait pourtant autant d’espace
médiatique que celui qu’on accorde aux dictateurs ou aux frasques
et déboires de Johnny. Ainsi va le monde…
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Jean-Pierre
BOCQUET
Professeur
de Lettres retraité
Conseiller
municipal
13
allée des églantiers 59229 TETEGHEM
jpbocquet@aliceadsl.fr
Tel:
03 28 26 17 23 - Portable : 06 22 15 88 96
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