Au fil des jours…
Jeudi 9 avril. Petite balade pédestre
le long du canal du Midi, à proximité de Portiragnes. Le
chemin goudronné, ancien lé de halage des péniches,
est interdit à la circulation automobile. L’été, à
heure matinale identique, il serait surchargé de groupes de
vacanciers s’essayant au VTT en famille ou entre amis. Les guidons
hésitants et l’indiscipline aléatoire des engins que ceux
qui les ont enfourchés pour le meilleur et pour le pire ne maîtrisent
plus disent combien juillet-août sont des mois chauds, même
sur des berges reposantes…
Mais nous sommes en avril et le
paysage s’offre à nous, vierge d’importuns criailleurs. En contrebas,
s’étendent les marais herbeux baignés d’eau et de longs
chapelets de délicates fleurs blanches. Aujourd’hui, le soleil y
dépose un éclat salin et satiné, d’oblongues langues
alanguies aux miroitements de silice et de cristal qui s’étioleront
jour après jour pour s’absorber dans les terres croûteuses
et craquelées de l’été, taries et grillées.
Des touffes de joncs et de roseaux, des bouquets d’iris bleus dessinent
le discret labyrinthe d’un espace qu’encadrent l’azur tendre du ciel et
les lignes de peupliers dans le lointain.
Dans cette survivance saisonnière
du milieu palustre, faune et flore sauvages accueillent les animaux domestiqués
par l’homme. Á quelques dizaines de mètres de nous, un cheval
patauge nonchalamment dans l’eau saumâtre, broutant au rythme de
sa marche des feuilles humides et tendres. L’encolure dardée
des rayons du soleil et les naseaux imbibés de fragrances et d’odeur
de boue, la langue avide de verdure et de racines gorgées de sève
et d’eau, marquetant des pieds et des dents la terre nourricière
et s’offrant à la légère brise printanière,
il focalise les quatre éléments en une concrétion
insolite et mobile, vivante alchimie de la beauté de la nature.
Entre ses pattes, une aigrette
ou un héron pique-bœuf – j’inclinerais pour le héron, vu
la coloration jaune du bec – le suit comme son ombre, dégustant
sans doute consciencieusement les proies qu’il « lève »
en martelant le sol mais qui échappent à nos regards. Délicate
image d’harmonie, de symbiose et de paix, d’alliance d’un autre âge,
image du paradis un instant ressuscité. L’envie nous prend d’aller
caresser l’animal, de violer le territoire interdit, de profaner ce temple
de l’insouciance pour en posséder à jamais le secret. Mais
une épaisse haie de ronces et de mûres nous en sépare.
Les animaux le savent et le sentent, totalement étrangers à
nos fantasmes et totalement dociles aux zooms de nos caméras et
appareils photos qu’aucune haie n’arrête et qui les métamorphoseront
en souvenirs.
De l’autre côté du
marais, bien à l’abri de tout caprice humain et de tout voyeurisme,
quelques flamants découpent leurs silhouettes biscornues et filiformes
sur les reflets changeants du flot ténu d’une anodine marée
montante dont les courants se mêlent à ceux des débordements
du canal. Et puis, là-bas, des dizaines d’excroissances brunes émaillent
la plaine : c’est la manade…
Le canal dont les berges s’éboulent
par endroits, écoule en direction des écluses ses eaux limoneuses,
chargées des terres argileuses ravinées par les pluies, ses
eaux indolentes qui frissonnent à peine au passage des bateaux dévolus
aux champêtres croisières.
On en oublierait presque le monde
effervescent et torturé que nous inocule comme autant de nuisances
l’imagerie des médias. Seul un molosse qui jappe agressivement à
notre passage est signe de menace. Mais à l’image de la vieille
bâtisse qu’il protège, bâtisse de roche volcanique où
vivote une famille ordinaire dont les enfants s’ébattent sur une
pelouse approximative et mal grillagée, il ajoute au pittoresque
des lieux. Nous feignons de l’ignorer et il finit par se taire…
Mais derrière tant de calme,
de bonheur tranquille et d’apparente insouciance, il y a la main de l’homme,
invisible mais séculaire, attentive et patiente, persévérante
à l’extrême. Ce fragile équilibre d’un paradis possible
mais sans cesse compromis, c’est à elle qu’on le doit, aux efforts
inlassables consentis par la chaîne d’union des volontés et
des solidarités de voisinage depuis des lustres…
Qu’une tornade survienne, que la
tramontane se déchaîne et chacun, là où il est,
là où il vit, là où l’exige son travail, là
où l’appellent ses responsabilités, roulera sa pierre, son
ballot, son fardeau pour reconstruire le puzzle en Sisyphe improvisé…
Je rends grâce à la sagacité de mes frères humains
de protéger cette œuvre d’art vivante de la folie des spéculateurs
et des marteaux des commissaires priseurs tant que le vent de la liberté
guidera leurs contraintes.
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au fil des jours
Jean-Pierre
BOCQUET
Professeur
de Lettres retraité
Conseiller
municipal
13
allée des églantiers 59229 TETEGHEM
jpbocquet@aliceadsl.fr
Tel:
03 28 26 17 23 - Portable : 06 22 15 88 96
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