Au fil des jours…
Vendredi 5 mars. L’exponentielle période des festivités
carnavalesques dunkerquoises tire à sa fin sous l’indifférente
statue de Jean Bart, témoin muet –et d’ailleurs sourd et aveugle-
de liesses dont il n’a cure depuis des siècles malgré le
poing levé d’un bras tutélaire étranger à toute
vindicte révolutionnaire.
Mais, de même que ce sont
peut-être les hommes qui ont créé des dieux à
leur image, ce sont sans doute les Dunkerquois qui ont élevé
au rang de saint protecteur et de héros patriote un corsaire certes
émérite mais surtout épris de butins.
Toujours est-il que les enfants
de Jean Bart, fameux gaillards et sacrés braillards comme chacun
sait, se sont égosillés de bande en bande et de bal en bal,
s’abreuvant de pintes et de harengs, tanguant aux roulements de tambours,
chaloupant au rythme des fifres, fraternisant des pieds, des corps et des
mains au carrousel des rigodons sous des forêts de parapluies. Des
gredins ont cru innover en y ajoutant quelques battes…
Á chacun ses héros,
à chacun ses défilés, à chacun ses inversions.
Bacchanales, saturnales, fêtes des fous, carnavals… Á chacun
sa grand - place où la statue se laisse admirer, orgueil momentané
d’une foule oublieuse de ses mesquines lâchetés ordinaires
sous les outrances et les bizarreries des déguisements.
Dunkerque, Rio, Nice, Venise. Venise
pour le bal s’habille… et rêve d’ostentation. Á m’habiller
le regard des danseuses de samba de Rio, c’est moi qui rêve. Nice
n’éveille que mon sens de l’asepsie. Dunkerque se doit d’éveiller
mes cinq sens : je vois, je sens, je touche, je goûte et je hume
dans l’outrance, même si de nos jours les femmes ne sont plus à
la maison…. Bref, je suis un enfant de Jean Bart.
Venise aussi a son héros
tutélaire, son ancestral défenseur, immortalisé par
une impressionnante statue équestre devant les églises Saint-Jean
et Saint-Paul. C’est le condottière Colleoni, à l’œil aussi
farouche que celui de notre local héros éponyme. Le seul
problème, c’est que les voyageurs français et belges de la
Renaissance prononçaient « Coullon, Coyon, Coïon, Couillion
», c’est-à-dire « couillon », sans doute encouragés
à cette prononciation fautive par la représentation des armoiries
de ce condottière sur le soubassement de la statue, armoiries sous
la forme d’une magnifique paire de c…
Et comme les seigneurs vénitiens
de l’époque revendiquaient l’épithète de « magnifiques
», notre brave Du Bellay eut vite fait de baptiser les Vénitiens,
« ces Couillons magnifiques ». Il faut en effet être
un peu c… pour prétendre à la grandeur et vénérer
les armes à si courte portée de ce braquemart.
Les enfants de Jean Bart quant
à eux n’ont pas la prétention des seigneurs vénitiens,
ils n’exhibent que des poitrines postiches et des harengs séchés.
Á Chantal d’assumer ensuite… Qu’ils prêtent attention quand
même ! Qu’ils regardent bien au pied de la statue du célèbre
corsaire. On y trouve, comme autant d’armes surajoutées jour après
jour dans de malodorantes armoiries composites, d’innombrables immondices
canins, déjections certes inoffensives mais à développement
durable et ô combien inesthétiques ! Il ne faudrait pas que
ce phénomène devienne un trait culturel et un signe de reconnaissance,
sinon, à l’instar de ces « Couillons magnifiques » de
Vénitiens, on finirait bien par nous appeler les petits merdeux.
Nous avons quand même le
sens des priorités. Notre période de festivités carnavalesques,
indifférente à la misère des uns comme à la
détresse des autres, aura relégué les revendications
des salariés de Total à la rubrique anecdotes. On nous annonçait
une descente en masse de toute la Région Nord-Pas-de-Calais pour
manifester le 12 février. C’eût été une bande
doublement extraordinaire, la marque d’une indiscutable prise de conscience
et de solidarité. Réduits à eux-mêmes, les employés
de la raffinerie auront pu dire : « Nous partîmes trois cents,
mais par un prompt renfort, nous nous vîmes cent mille en arrivant
au port. » Sauf que cent mille (mais là aussi les chiffres
varient considérablement entre organisateurs et services de police),
c’était le dimanche 14 et pour la bande de Dunkerque. Il faut croire
que les homards mobilisent davantage que les fermetures de sites. En somme,
tout le monde a compati, la main sur le cœur, des couillons magnifiques
aux petits merdeux, mais l’éteignoir dans la tête.
Chacun pour soi et le carnaval
pour tous. Á l’ère de la grande communication, comme c’est
le carnaval toute l’année et que le monde marche à l’envers,
faut-il s’étonner que les tenants de certaines formes de communication
directe veuillent remplacer le berguenard par la batte de base-ball ? Montaigne
prétendait déjà que tous nos emplois sont farcesques
et La Fontaine que le monde, à l’instar de ses Fables, est une ample
comédie à cent actes divers. Je ne citerai que pour mémoire
la comédie humaine de Balzac. Mais, à l’ère de la
grande communication, Montaigne, La Fontaine et Balzac partagent le sort
des salariés de chez Total ; on veut bien en parler, les plaindre,
y penser… et puis les oublier. Il ne faudrait surtout pas qu’ils viennent
empêcher la grande machine à décerveler d’abreuver
de jouissances la bête qui sommeille en nous et réclame son
dû. Le reste relève de l’aléatoire et de l’épiphénomène.
Indifférence, quand tu nous
tiens ! Il est superbe ton déguisement. Tu es vraiment la reine
du carnaval ! Et le grand paradoxe de ce règne du simulacre c’est
que, les sociétés carnavalesques étant aussi philanthropiques,
l’indifférence des masses remplira quelque temps l’assiette de quelques
démunis. Voilà pourquoi, au milieu de l’indifférence
générale, je reste optimiste malgré tout…
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au fil des jours
Jean-Pierre
BOCQUET
Professeur
de Lettres retraité
Conseiller
municipal
13
allée des églantiers 59229 TETEGHEM
jpbocquet@aliceadsl.fr
Tel:
03 28 26 17 23 - Portable : 06 22 15 88 96
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