Au fil des jours…
Lundi 15 mars. J’ai dormi comme un forçat et sans la moindre trace
consciente de mes rêves.
J’avais pourtant de bonnes raisons
d’avoir un sommeil agité : plus de 50% d’abstention lors d’élections
organisées à l’échelon national, c’est un sacré
camouflet pour la démocratie et un déni de suffrage universel.
Comment les citoyens d’un pays libre peuvent-ils à ce point mépriser
et bouder un droit acquis au prix de tant de luttes, de souffrances et
de morts par des aïeux qui voulaient leur construire un monde fait
de dignité, de respect et d’émancipation ? Comment ont-ils
pu se refuser à exercer un droit alors que ce droit que revendiquent
tant de peuples opprimés leur est violemment refusé ? Comment
ont-ils pu feindre d’oublier que ce droit est aussi le plus élémentaire
des devoirs civiques ? Désintérêt ? Individualisme
forcené ? Irresponsabilité chronique ? Sans doute. Peut-être.
Et peut-être s’en barbouillent-ils le pourtour anal à l’instar
de Louis XV, pour parler comme Louis-Ferdinand Céline.
Les commentateurs semblent découvrir
ce matin ce divorce inquiétant entre la classe politique et l’électeur.
Le phénomène est pourtant ancien. Souvenons-nous du référendum
à propos du quinquennat. Souvenons-nous de la victoire récurrente
du parti des abstentionnistes aux Européennes depuis qu’elles existent.
Souvenons-nous du taux d’abstention dans certaines villes aux dernières
Municipales.
Disons-le sans ambages : nos élus,
une fois élus, le seraient-ils par 5% seulement des inscrits, se
satisferaient d’être élus, pour la place et la carrière,
les prérogatives et les indemnités, les indécents
chants de victoire, toutes élections et toutes tendances politiques
confondues. Ils peuvent bien plaquer tous les discours qu’ils veulent sur
cette vérité-là – parce qu’elle n’est pas belle à
dire -, leurs discours ne changeront rien à l’affaire. Mais se pose
alors la question de leur légitimité et de leur crédit
? Quels sont-ils ? Nuls.
Seule la prise en compte du vote
blanc pourrait assainir le système. Imaginons un instant qu’aux
Régionales, le pourcentage de vote blanc réduise d’autant
le nombre de conseillers régionaux élus voire invalide leur
élection, vous verriez alors que d’autres critères présideraient
à la constitution des listes que le seul souci des places réservées.
Cette rupture qui en vaut bien d’autres remettrait les élus en phase
avec l’opinion parce que, même s’ils l’oublient trop souvent, ils
ne sont jamais que des délégués.
Je crois malheureusement
notre classe politique trop éprise de pouvoir pour prendre ce risque.
Pour m’endormir, ou quand l’insomnie
me surprend la nuit, je me récite mes prières. Quelques fables
de La Fontaine ou quelques poèmes de Baudelaire. J’y mets mentalement
l’intonation, la scansion, le décompte des coupes et des pieds,
j’y vérifie l’exactitude de ma mémoire. C’est plus efficace
et plus poétique que de compter des moutons et je bêle un
peu moins si je me mets à ronfler ensuite, gagné par les
torpeurs du sommeil. Je sais aussi que le jour où les jeux dangereux
de nos élus nous auront à nouveau menés aux dictatures
du corps ou de l’esprit, on pourra bien me supprimer tous les livres et
la liberté de mouvement, me claquemurer chez moi sous étroite
surveillance ou dans une geôle, il me restera mes prières
pour m’ouvrir au baiser du monde, au génie créatif de l’homme,
aux chemins de la mémoire et à la suprématie de l’esprit
sur le mot d’ordre ou le confort mesquin. Mes prières littéraires
sont une assez belle métaphore de mon vote blanc dans la nuit noire
des servitudes mentales. Car je ne me résoudrai jamais à
penser qu’il suffit de ponctuer toutes ses phrases au vocabulaire débilitant
de « lol » pour atteindre la liberté absolue de conscience…
et je considère comme imposteurs ceux qui prétendent que
l’on peut penser sans les mots ou que l’on peut pratiquer l’éviction
du mot juste au profit d’un langage basique. Ces borgnes voudraient que
les autres soient aveugles pour mieux les dominer et leur laisser croire
que leur vision partisane et déformée est la grande lumière.
Je rejoins sur ce point Jean Ferrat
: je fais acte de résistance à la pipolisation de l’esprit
et du discours. D’où mes prières… Il est d’ailleurs curieux
que depuis quelques semaines me reviennent en boucle comme une réminiscence,
les couplets et le refrain de Nuit et Brouillard. Plus je me pénètre
du chiasme du refrain (Ils étaient vingt et cent, ils étaient
des milliers […] Ils étaient des milliers, ils étaient vingt
et cent) et plus je comprends qu’il est l’expression même de toute
la tragédie du génocide, de l’extermination et des camps
de la mort.
Il est mort samedi, loin des agitations
politiciennes, trop respectueux de ses semblables pour se prêter
aux pitreries et aux escroqueries intellectuelles de l’ère de la
« com ». Après tout, Hitler aussi était un spécialiste
de la com. Mais je préfère mille fois accéder à
la beauté et à la vérité d’un chiasme
incarné dans une chanson engagée de Jean Ferrat que de glisser
peu à peu dans la masse des fanatiques du « lol » qui
défilent sur Face Book devant leur invisible führer. Et c’est
parce que je ne veux pas vivre à genoux que je me récite
certaines prières. Si je leur dois la grâce d’être perméable
à l’authenticité de frères humains comme Jean Ferrat,
j’aurai glané ce bonheur-là, entre autres, dans le sursis
toujours problématique de ma fragile existence.
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au fil des jours
Jean-Pierre
BOCQUET
Professeur
de Lettres retraité
Conseiller
municipal
13
allée des églantiers 59229 TETEGHEM
jpbocquet@aliceadsl.fr
Tel:
03 28 26 17 23 - Portable : 06 22 15 88 96
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