Au fil des jours…
Jeudi 14 janvier. Après une petite piqûre de rappel de quelques
centimètres d’une neige fine et collante, le froid vif semble nous
quitter, momentanément repoussé en Scandinavie par une langue
océane de grisaille poisseuse. L’air frisquet qui m’a cueilli ce
matin quand, machinal, je suis allé quérir la Voix du
Nord dans ma boîte, m’a cependant brisé net dans mon élan
d’euphorie verbale qui se gargarisait déjà des sonorités
du mot « redoux ». Me racler la gorge pour me racler la gorge,
je m’arrêterai donc aux mots « rémission » ou
« répit », la prochaine offensive du gel et de la neige
étant programmée pour mardi, dixit la météo.
Les connotations de « rémission
» et « répit » nous rappellent utilement – entre
autres – que l’hiver est une maladie au long cours, avec ses hauts et ses
bas, ses chutes et ses rechutes, qui entrera en phase de convalescence
à l’équinoxe de printemps. Les Anciens avaient mille fois
raison de fixer le début de l’année et la création
du monde à cette équinoxe, le « printemps » étant
fort logiquement le « premier » temps de l’année et
celui qui l’ordonne. Mais, victimes du calendrier liturgique chrétien
et plus malins que tous les autres, nous avons décidé d’anticiper
le mouvement. Mal nous en prit ! Sinon, des esprits tordus ne chercheraient
pas à compenser dès le 1er janvier la baisse du thermomètre
par toute une série de hausses, dont celle des carburants. Quant
au prétendu « réchauffement » climatique, si
visible et si probant sur les tableaux et les courbes de nos experts, il
n’a aucune incidence sur les degrés réels qu’affrontent tous
ceux qui crèvent de froid l’hiver parce qu’ils n’ont pas les moyens
de se chauffer, quand ils ne « crèvent » pas littéralement
de chaud parce qu’un moyen de chauffage défectueux a embrasé
leur bicoque ou leur cambuse. Sans compter ceux que le carbone asphyxie,
par inhalation insidieuse de monoxyde, avant même que le Conseil
Constitutionnel retoque quoi que ce soit. Notre bravissime Nicolas Hulot,
si distingué dans ses vêtements isothermes dernier cri, si
amoureux de la banquise en déroute et des salons huppés,
si friand d’exotisme de bon aloi, sait-il seulement ce que signifie l’expression
« joindre les deux bouts » ? Bref, brisons là sur ce
sujet…
J’en reviens à mon quotidien
la
Voix du Nord. Comme chaque matin, à peine l’exemplaire retiré
de la boîte, j’en examine la Une d’un œil un peu hypermétrope
mais néanmoins attentif et averti. Je sais d’expérience en
quoi les titres sont fallacieux, aussi racoleurs que des péripatéticiennes,
aussi accrocheurs que des étiquettes ou des parfums : ils nourrissent
les attentes et les préjugés de qui les lit ou les écoute.
Une anecdote me revient en mémoire. J’avais décidé
naguère de faire étudier à des élèves
de première l’Éducation sentimentale de Flaubert,
roman de quelque 600 pages qui, comme son titre ne l’indique pas, n’initie
nullement à l’art du baiser ni de la drague mais plutôt aux
illusions perdues, aux échecs, aux velléités, à
une critique sans complaisance de la société et au byzantinisme
de la description. Leur présenter le menu qui les attendait les
eût découragés. Il y avait fort heureusement pour moi
le titre. J’ai donc soumis au vote de la classe une liste de titres dont
les autres étaient moins racoleurs et accrocheurs pour des élèves
de 17 ans, qui plus est de classe scientifique. Ils ont majoritairement
voté pour l’Éducation sentimentale et ont cru le faire
démocratiquement. J’avais pourtant trompé leurs attentes…
Je laisse à chacun le choix des conclusions à en tirer…
Alors, quand le gros titre de la
Voix du Nord, qui s’étale à la Une comme le nez
au milieu de la figure est : « Haïti, terre maudite »,
j’ai quelques inquiétudes sur les attentes et les préjugés
sollicités.
Le verbe maudire (littéralement
dire du mal) est un verbe du langage ecclésiastique qui condamne
en appelant la malédiction divine. Il ya la malédiction comme
il y a la bénédiction. Terre maudite ! Maudite par qui ?
Dieu ? Les hommes ? Et pourquoi ? Pour quels péchés ? J’aurais
préféré « terre éprouvée »,
et cruellement éprouvée, puisque le sang a coulé,
un sang tout aussi pur que le vôtre ou le mien soit dit en passant.
Qu’un membre de la communauté
haïtienne lilloise ait pu s’écrier (comme l’article le mentionne)
« nous sommes un peuple maudit » en levant les yeux au ciel
pour exprimer sa douleur, son impuissance et son désarroi, on le
conçoit aisément. Mais que le quotidien en fasse son gros
titre, et sans la précaution des guillemets, c’est beaucoup plus
discutable. Dieu, à supposer qu’il existe, n’est pour rien dans
ce cataclysme et n’a guère puni ni châtié le peuple
haïtien. Que l’impéritie et l’imprévoyance des hommes
en aient hélas aggravé les effets, il faut bien le constater
et le déplorer. Comme le disait Sénèque, les hommes
ont trop souvent tendance à charger Dieu de la garde de leur valise.
Ici encore, autonomes, responsables et solidaires, conscients des moyens
techniques préventifs à mettre en œuvre, soucieux d’agir
en ce sens, les hommes eussent pu limiter le nombre de victimes.
Il faut croire que partout et toujours
la folie de posséder nous pousse davantage que la volonté
de secourir et de protéger.
Comme le dit l’article de la
Voix du Nord, ce séisme est bien une « calamité
». La calamité était du temps des Romains, la destruction
de la moisson sur pied, notamment par la grêle. Mais ici c’est la
pire des calamités, car la moisson sur pied détruite ce n’est
pas seulement des plantes et des immeubles, c’est surtout des hommes.
Tout cela pour nous rappeler que
la nature ne se réduit pas aux fleurs ni à nos amis les bêtes
qui nous attendrissent tant mais qu’elle est aussi lichens et moisissures,
tsunamis et séismes, tornades et inondations, pluie de météorites,
silence du désert… Et bien souvent, c’est elle qui a le dernier
mot. Les effets de mode – la lutte contre le réchauffement climatique
par exemple – ne devraient jamais occulter les autres combats à
mener contre la planète Terre qui n’a rien d’une petite sœur docile.
Ces combats-là mériteraient sans doute leur sommet de Copenhague
au lieu d’aides émotionnelles au coup par coup. C’est bien de savoir
(merci aux journalistes), c’est encore mieux de comprendre (merci aux experts)
mais qu’attend-on pour agir avant plutôt que de compatir après
?
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au fil des jours
Jean-Pierre
BOCQUET
Professeur
de Lettres retraité
Conseiller
municipal
13
allée des églantiers 59229 TETEGHEM
jpbocquet@aliceadsl.fr
Tel:
03 28 26 17 23 - Portable : 06 22 15 88 96
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