le 11/09/2011 - JP BOCQUET |
Au fil des jours…
Dimanche 11 septembre 2011.
Je n’arrive pas à me débarrasser de la mystique des tours.
Celle de Babel bien sûr, érigée par les hommes pour
aller concurrencer les prérogatives de Dieu et qui nous valut la
dispersion des langues. Avant ça, dans le dernier étage embrumé
(et fumeux ?) des ziggourats, Dieu se prélassait en maître
à l’écart des hommes qui se gardaient bien d’aller fouiller
les combles métaphysiques.
Soit dit en passant, la dispersion
des langues fut la chance de l’humanité, le vecteur de son développement
culturel et intellectuel, de progrès décisifs, à en
croire le linguiste Claude Hagège. Aujourd’hui, le vrai signe de
la défaite de la pensée, c’est le sabir unique.
Bien loin de calmer leurs élans
phalliques, la destruction de Babel a incité les hommes à
multiplier les tours en tout genre. Tour d’Icare, tours de guet, flèches
de cathédrales, minarets, donjons, beffrois, tours d’ivoire des
poètes, tours philosophiques, métallique tour Eiffel à
l’érotique écartement basal, succédanés modernes
en ferraille auxquels Huysmans préférait les rustiques tours
de pierre, gratte-ciel du nouveau monde. Tours libératrices, provocatrices,
de ralliement ou de contemplation, mais aussi tours infernales et de séquestration
pour sainte Barbe, sœur Anne ou le prisonnier qui se tua au matin…
Il fallait à Manhattan,
à ce centre névralgique de la finance et de l’économie
planétaires ses propres tours, symboles de sa puissance, de sa suprématie
et de son impérialisme. Il fallait à Manhattan ses bibles
de pierre, de fer et de verre: ce furent les Twin Towers.
Au printemps 1997, quelques jours
passés à New York m’ont précipité dans les
bras de ces jumelles. Quelle étrange fascination pour mon corps
que cet ascenseur qui le propulsa vers les mythiques antichambres de la
domination en quelques secondes. Même les brumes qui, ce matin-là,
masquaient parfois les horizons lointains ne m’empêchèrent
pas de sentir à quel point l’homme concrétisait ici le programme
cartésien de se « rendre comme maître et possesseur
de la nature ». Péché d’orgueil ?
Le 11 septembre 2001 au matin,
deux avions éventraient sciemment ces villes dans la ville, les
promettant à l’infaillible affaissement du fusillé. Ce jour-là,
certaines pages de Manhattan Transfer de John Dos Passos ont dû paraître
prémonitoires et prophétiques…
Colère de Dieu ? D’un Dieu
jaloux de Babel, Ninive et Manhattan ? Certes pas… Colère de la
Nature ? Encore moins. La nature est ce qu’elle est, ni bonne ni mauvaise,
indifférente. Et Dieu, s’il est, est ce qu’il est, d’amour peut-être,
jaloux sûrement pas.
Alors ? Colère des hommes.
Haines et jalousies ancestrales ou de circonstance, savamment entretenues
au nom de Dieu. Immondes attentats où se lit le mépris délibéré
de la vie humaine dans l’effroi d’un fanatisme illimité dans ses
exhortations, diaboliquement millimétré dans son exécution.
Pas de terrorisme aveugle ici, mais la froide détermination d’humilier
l’Occident capitaliste en le frappant dans son fief, son symbole et son
saint des saints. Froide détermination de faire douter un peuple
de son invincibilité, de le couper de ses dirigeants, de semer le
désordre moral et politique, de saper le lien même du modèle
démocratique…
Et plus les victimes innocentes,
celles des avions et celles des tours, seraient nombreuses, plus ce serait
monstrueux et révoltant, plus ce serait réussi du point de
vue de Ben Laden et des autres commanditaires.
Aujourd’hui, les États-Unis
et le monde commémorent à juste tire le scandale de ce massacre
des innocents. Puisse cette commémoration associer à son
recueillement le souvenir de tous les innocents quotidiennement sacrifiés,
dans des tours visibles ou invisibles, verticales ou horizontales, aux
mesquines querelles d’intérêts et de pouvoirs parce que, finalement,
c’est toujours de cela qu’il s’agit, de pouvoir et d’argent, le reste n’étant
que prétexte.
Le 11 septembre 2001, ma fille
éclatait en sanglots devant les insupportables images retransmises
par la télé. Et sans doute que l’insupportable violence des
images de l’impensable entrait aussi dans les calculs de Ben Laden.
Le 11 septembre 2001, le jeune
Tommy, que j’avais accueilli chez moi pendant l’été 1996,
participait à un séminaire de son université dans
l’une des tours quand l’attentat a eu lieu. Il doit la vie à sa
rapidité de décision, à ses réflexes salvateurs
: dévaler les escaliers sans réfléchir ; quitter les
lieux et courir dans les rues, le plus loin possible. Courir et encore
courir, sans se retourner, courir, courir, courir… Ne pas céder
au dragon de l’horreur qui vous poursuit de son souffle et de son tsunami
de poussière et de gravats quand tout s’écroule… Distancer
la mort coûte que coûte. Qu’il eût hésité
quelques instants au départ, qu’il se fût retourné
à un moment donné, et les tentacules de la pieuvre fatale
l’enserraient à jamais pendant que des gueules pestiférées
de l’hydre de Lerne le poison d’une foudroyante silicose le pétrifiait
sur place.
Ce qui fut valable pour les rescapés
des camps sur un autre plan, l’est sans doute pour lui aussi. Les rescapés
de l’horreur n’oublient jamais, ne peuvent pas oublier… Mais, pour lui,
ce jour-là fut sans doute à la fois un formidable coup de
vieux et comme une seconde naissance. Je ne sais ce qu’il en a retenu :
le désir de vengeance ou l’appel à la paix. Sa mère
livrait vendredi sur Facebook l’autre regard : celui de la famille dans
l’attente, le doute et l’angoisse. Elle avait reçu un appel téléphonique
où une voix presque virtuelle lui annonçait que Tommy était
sauf, qu’il avait réussi à rejoindre le New-Jersey… Et puis,
plus rien, plus de nouvelles, Tommy injoignable pendant des heures… avant
le contact libérateur avec sa voix ressuscitée.
Aujourd’hui, à Manhattan,
la foule commémore et se souvient dans la communion des cœurs et
des esprits… Et demain, on nous promet au Moyen-Orient, l’érection
d’une tour encore plus haute que celles qui existent, une tour de 1000
mètres, en partie financée par des capitaux de la famille
Ben Laden. J’invite chacune et chacun à méditer sur cet inextinguible
besoin de domination. On pourrait y appliquer ce qu’observait Montesquieu
de la tyrannie quand il écrivait que « tous les coups portèrent
sur les tyrans, aucun sur la tyrannie ». On peut bien abattre aussi
tous les mégalomanes que l’on veut, Ben Laden le premier, on n’avancera
pas tant que chacun n’aura pas abattu la mégalomanie…
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au fil des jours
Jean-Pierre
BOCQUET
Professeur
de Lettres retraité
Conseiller
municipal
13
allée des églantiers 59229 TETEGHEM
jpbocquet@aliceadsl.fr
Tel:
03 28 26 17 23 - Portable : 06 22 15 88 96
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