le 07/06/2011 - JP BOCQUET |
Au fil des jours…
Mercredi 8 juin 2011. Mercredi
: jour des enfants et de l’insouciance. Et pourtant ! Indifférente
au temps des hommes, à ses découpages aléatoires comme
à ses calendriers, la Camarde fauche sans rémission ni sélection
calculée les blés de l’existence, en herbe, bien verts ou
déjà mûrs.
Pudique et précisément
soucieux de ne pas troubler les temps de l’innocence, Jorge Semprun s’en
est allé hier sur la pointe des pieds, en partance pour ce grand
voyage dont nul n’est jamais revenu et comme en écho à un
autre « Grand Voyage », celui qu’il nous narrait en 1963 en
renouant avec la littérature.
Comment raconter les camps ? Et
pourquoi témoigner ? Primo Levi avait délibérément
choisi d’écrire et de témoigner pour lutter contre l’oubli.
On a prétendu que, déboussolé par la gangrène
tentaculaire des forces de l’oubli, il se serait suicidé par sentiment
d’inutilité. Jorge Semprun avait fait le pari inverse. S’inspirant
du symbole du parapluie de Bakounine, il avait choisi la vie et l’oubli
sous l’ombre protectrice de l’activité politique dont il a fini
par constater qu’elle ne lui procurait que l’illusion d’un avenir… même
s’il se refusait sans doute à la réduire à l’avenir
d’une illusion. En tout cas, en ce domaine, il aura d’abord été
un homme libre, d’un humanisme lucide, se refusant à toute compromission
ou complaisance, et préférant vivre en marge s’il le fallait.
Comme Primo Levi, il a témoigné
du rôle irremplaçable de la littérature face à
la barbarie des camps, cette littérature ô combien essentielle
encore pour résister aux barbaries polymorphes du temps présent.
La littérature qui seule permet de basculer de l’expérience
dans la conscience.
Pour autant, Semprun ne fut jamais
écrivain à messages ni à leçons. Il se méfiait
d’ailleurs des philosophes et de leurs systèmes, il les tenait pour
des imposteurs. Heidegger par exemple, ses questions insipides et dépourvues
de sens –comme s’il importait de savoir pourquoi il y a de l’Être
plutôt que rien -, Heidegger et son silence définitif sur
la culpabilité allemande, Heidegger incapable de penser avec son
cœur et responsable du suicide de Paul Celan. Heidegger mais aussi Wittgenstein
auquel Semprun reprochera toujours d’avoir pu affirmer : « La mort
n’est pas un élément de la vie. La mort ne peut être
vécue. » Dans toutes ses fibres, Semprun savait bien, sentait
à jamais ce qu’était la mort, pour l’avoir vécue en
direct à Buchenwald.
La vérité du cœur,
il la trouvait dans la poésie, celle de Celan, de Baudelaire et
de beaucoup d’autres, aussi hermétique fût-elle, la poésie
qu’il vivait comme une prière, un viatique et le principe même
de l’humain en l’homme, le verbe.
Jorge Semprun emporte avec lui
ses incertitudes. Autant il croyait à ce travail de mémoire
pour rattacher les générations montantes au monde, autant
il doutait de l’efficacité de ce travail de mémoire pour
prémunir contre les aberrations futures.
Jorge Semprun emporte aussi avec
lui sa seule certitude : c’est que, pour les rescapés des camps,
jeunes ou vieux, personne ne peut s’en sortir. On peut alors choisir de
se suicider, comme Primo Levi, ou continuer à vivre et même
à s’engager, comme Stephan Hessel ou lui, l’absurdité et
la douleur de la mémoire des camps sont à l’affût…
Et cela sans parler des évitements
inconscients, des exclusions volontaires et des lâchetés bornées
qu’ont essuyées tous les rescapés.
Jorge Semprun qui avait choisi
de vivre, qui a vécu vieux, acceptant la cure de jouvence des rescapés
mais qui déclarait : « On est toujours à la merci de
la fêlure, de l’effondrement complet, et donc du suicide. Toujours.
»
Simplement, il témoignait
pour ceux qui avaient commencé un chemin, prenant le relais dans
ce chemin de la mémoire au moment où elle faisait défaut
à ceux qui se refusent à vivre sans savoir ce qu’est un homme.
Et c’est là question plus
essentielle que les bisbilles farcesques de nos chers élus du moment…
Retour
en Page Accueil
Retour
au fil des jours
Jean-Pierre
BOCQUET
Professeur
de Lettres retraité
Conseiller
municipal
13
allée des églantiers 59229 TETEGHEM
jpbocquet@aliceadsl.fr
Tel:
03 28 26 17 23 - Portable : 06 22 15 88 96
|
|
|