le 28/12/2010 - JP BOCQUET
Au fil des jours…
 
     Voici venu le temps où vibrant dans les voix, sur les antennes et les écrans, dans les colonnes accueillantes et chamarrées des quotidiens ou hebdomadaires vont vibrer  les vœux pour 2011. On nous promettra la main sur le cœur et les yeux dans les yeux la sortie de crise, la fin de la misère, du pain et des jeux, bref la rupture tant espérée avec le purgatoire ou la géhenne des années antérieures…
     Plus modeste et plus lucide – et sans doute traversé par la vision prémonitoire des dérives hyperfestives qui nous bourrent le mou en nous décérébrant -, Baudelaire se contentait de faire vibrer chaque fleur sur sa tige, dans l’attente qu’au soleil couchant la lumière puisse encore triompher des ténèbres. Mais à notre époque où l’on se gargarise pourtant des produits bio et de la protection de la Planète en invoquant à l’envi de salutaires prises de conscience, la civilisation des paillettes a supplanté celle des pensées.
Qui pense encore ? D’aucuns répètent mécaniquement les scies du moment d’un air inspiré, récitant au besoin des prophéties alambiquées sur la décroissance lues dans un magazine branché ou ânonnent ce que les bullocrates dégoisent dans les débats télévisés. Tout cela pourrait s’intituler en somme : « Les pantins parlent aux pantins ». Heureux temps de la Résistance où les Français parlaient aux Français ! Voici venu le temps de la dépendance…
     La poudre aux yeux des vœux va donc nous aveugler un peu plus et nous endormir un peu mieux. Et pourtant ! On raconte que l’antique Démocrite, lassé de voir sa triste trogne contrite par l’insane vacuité du quotidien, se creva les yeux pour penser. On raconte aussi qu’à l’inverse, le devin Tirésias fut frappé de cécité pour avoir cru que les deux serpents du caducée s’entretuaient. Chacun sait aussi que si un aveugle guide un autre aveugle, ils tomberont tous les deux dans le précipice. Cette dernière image symbolise à elle seule toutes les cérémonies et les mômeries des vœux à venir.
     Feu François Mitterrand clignait des yeux et cillait à merveille, de sorte que ce surnommé « Tonton », parfois immortalisé en grenouille, avait également endossé l’énigmatique parure du Sphynx. De ses clignements et cillements récurrents, ses contempteurs avaient induit qu’il pensait par intermittence et pensaient penser en répandant fielleusement la nouvelle. Une légende ésotérique rituellement transmise entre membres du cercle des initiés de Solutré suggérait au contraire qu’emportés par le souffle de l’Histoire, la paille et le grain des Charentes alourdissaient ses paupières, taraudant sa lucidité latente de l’évanescence de la force tranquille quand l’altère l’irréversible crépuscule des dieux et qu’il faut assumer un passé ténébreux. Si bien que face aux forces de décomposition qui l’enlisaient peu à peu et faute d’avoir changé la vie, l’agnostique Mitterrand finit par ne plus s’aveugler sur la mort et concéda à Jean Guitton – mezzo voce – qu’il croyait aux forces de l’esprit.
     D’autres ont voulu nous faire croire qu’ils incarnaient la France qui pense et qui, faute d’avoir du pétrole, a des idées, surtout avec un cheveu sur la langue. Au prix actuel des carburants –cheveu sur la langue ou poil dans la main -, il est facile d’en inférer que quand la France pense peu les Français dépensent beaucoup.
     Je ne parlerai guère des aveugles qui virent tant de fois le bout du tunnel et nous firent miroiter cette aurore pressentie ou d’un respectable daltonien qui nous assurait que les clignotants étaient au vert. On a fait mieux depuis. Un certain borgne a même pensé qu’au royaume des aveugles les borgnes sont rois et qu’ils peuvent impunément jouer sur nos passions les plus aveugles et les plus délétères. Son évangile frelaté qui nous incite à laisser nos peurs pour entrer en espérance risque un jour ou l’autre de faire mouche, surtout quand l’œil de la vigilance est confiné au musée des curiosités. La version soft de cet évangile, sirupeusement chanté par une voix de sirène au doux nom de Marine, a tous les atouts d’une rhinocérite insidieuse qui peut faire préférer la cécité consentie aux vérités mensongères assénées ailleurs.
     Borgne pour borgne, celui de Voltaire m’a toujours paru éminemment sympathique. Ce crocheteur du port aux foins n’avait plus que l’usage de l’œil qui voit en tout le bon côté des choses. Du coup, sa vie de miséreux en était considérablement adoucie. Les pires avanies lui devenaient cadeaux de la Providence… mais au moins  – et c’est ce qui lui vaut ma sympathie – ne cherchait-il pas à embobiner ou à gruger son semblable. Ce n’est guère le cas de nos borgnes politiques qui rivalisent d’artifices pour nous bander les yeux, aveuglés qu’ils sont par leur incommensurable appétit de pouvoir.
     Qu’ils baissent donc les yeux et regardent leurs chevilles, aussi enflées que celles d’Œdipe quand il croyait avoir résolu tous les problèmes de Thèbes et qu’il imputait à d’autres les malheurs qui s’abattaient sur la cité. Œdipe qui se creva les yeux devant l’insoutenable vérité de sa propre responsabilité et de ses propres errements. Il est vain d’espérer pareil courage de la part de ceux qui vont nous promettre bonheur et prospérité en ne rêvant que de leurs prérogatives. Et un certain Jean-Luc peut d’autant mieux feindre de souhaiter qu’ils s’en aillent tous qu’il sait pertinemment – pour avoir fréquenté les mêmes sérails – qu’ils se cramponneront jusqu’au bout, yeux plissés et dents serrées, mains crispées et pieds en ventouse à leurs maroquins.
     À qui donc s’en remettre en ces jours de passage et de bascule pour nous déciller ? À Philippe Muray ou à Stephan Hessel ? Le second que l’on s’arrache aujourd’hui faute de l’avoir lu hier ? Le premier dont les analyses ne peuvent que déranger tous les conservatismes des doxas à la mode ? Parions qu’on aura vite fait de les ranger sur le rayon des vœux pieux.
Reste Borges, désormais de lettres et de poussière. Borges privé très tôt des fluctuations et des mirages de l’éphémère par une cécité qui le contraint à l’essentiel : la maîtrise de soi. Il n’y a rien d’autre à souhaiter. Que chacun puisse un jour dire comme lui : « J’arrive à mon centre, à mon algèbre et à ma clef, à mon miroir. Bientôt je saurai qui je suis. »
Savoir qui l’on est, comme Œdipe ou Borges, de la douleur à la sérénité, c’est un vœu qui est loin d’être méprisable en ces temps de duperie.
     Savoir comme Borges que l’on ne bâtit jamais sur la pierre mais sur le sable et se dire comme lui qu’il faut malgré tout bâtir sur le sable comme s’il était de la pierre. Ce n’est pas une apologie de l’illusion, c’est une leçon d’espérance et de foi en l’Homme.

 
 
 
Variations sur Othmane
Les voeux d'Oedipe
28/12/2010
     
 
 
 
 
 
   
 
   

 
 
 

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Jean-Pierre BOCQUET
Professeur de Lettres retraité
Conseiller municipal
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